Duel

Les Feux du Ciel se couchent sur Brizio, je vois les toits des palais patriciens briller une dernière fois de leurs feux d'or et de pourpre. Les derniers rayons s'accrochent un instant aux rebords de cuivre des toits. Les ombres s'étendent au milieu des éclats incarnats et glissent comme des assassins à l'assaut de la ville, couvrant peu à peu chaque maison et chaque ruelle de leurs capes noires. Je détourne mon visage de la fenêtre, ma rêverie terminée, la nuit a pris possession de la ville. Le sentiment d'avoir contemplé mon dernier coucher de soleil sur ma ville monte en moi, mêlé de désespoir et de découragement. Je suis Massimo Montoya da Cera, j'ai dix huit ans, et demain je serai mort. Une heure après l'aube, je rencontrerai Vittorio da Lastralle, fine lame parmi les fines lames et ainsi finirai ma courte carrière de jeune noble présomptueux.

Comment ai-je été assez bête pour accepter ce duel ? ... Je me rappelle, le Carnaval, le vin et cette femme si belle… Comment la reconnaître avec son masque ? Un compliment, un sourire de connivence de la belle, une œillade puis l’irruption du mari jaloux dans son costume de Carnaval ridicule, une menace, l'alcool aidant je ris, je le bouscule sèchement.

Une fois les masques tombés, les esprits dégrisés, je pus sentir, dans mon ventre, la promesse de deux ou trois pouces d'acier froid perçant mes entrailles.

Mais voilà que je me plains presque, encore quelques minutes et je vais implorer le destin, l’être suprême ou je ne sais quelle magie ridicule pour être épargné. Pourquoi ne pas prendre la fuite ou aller me ridiculiser en suppliant Da Lastralle ?

Que fais-je ici, dans cette chambre, à méditer ? Voilà que la perspective de la mort m'incite à me plaindre, à épouser des fadaises en échange d'un peu d'espoir. Mais je n'aurai pas cette lâcheté d'esprit. Ne suis-je pas un Montoya ? Voilà que je me laisse presque aller. C'est trop facile ! Même si je n'ai pas vécu, au moins je saurai mourir. Il me reste une dernière nuit et une chambre sans compagnie est un bien mauvais endroit pour la passer. Allons !

Je prends ma rapière, une superbe lame que mon père a fait forger spécialement pour moi par Frederico Nastale, le meilleur forgeron de Brizio, dont même les forgerons Gehemdal envient le savoir-faire, la perfection et les motifs damasquinés en étoiles de ses lames. C'est une arme semblable à celle-ci qui me percera le cœur ou le ventre. Au moins je ne souffrirai pas et je ne sortirai pas estropié à vie du duel. Da Lastralle n'a pas acquis sa réputation de bretteur en laissant partir en vie ses adversaires mais il est au contraire célèbre pour ses bottes précises et mortelles à chaque coup. Je jette un dernier coup d'œil sur ma chambre, le coffre contenant mes jouets d'enfants, quelques livres, deux armoires pleines de tenues raffinées à la dernière mode. Mon fidèle masque de Carnaval, fidèle compagnon de tant de nuits de beuveries et d'amour dans la soie des palais ou au détour d'une porte cochère. Mais c'est sans réels regrets que je referme la porte sur cette chambre.

La lune est belle, ronde et claire. La ville à l'air tranquille, noyée dans cette lumière irréelle. Pourtant, c'est compter sans les brigands tapis dans l’ombre des portes cochères, sans les matelots ivres et les milles complots qui se trament. J’avance dans les rues au hasard. Je n'ai jamais vraiment réfléchi à ce que je voulais faire de ma vie et déjà elle m’échappe, mais il est un peu tard pour y penser.

Que puis-je faire ? Aller festoyer toute la nuit et mourir saoul au matin ? Rencontrer quelques catins et passer une nuit de ribauderie ? Goûter une dernière fois la vie. Goûter, peut-être pour la première fois à ses fruits, avec toute la saveur mais aussi l'amertume de la dernière gorgée.

Comment ai-je pu vivre, sans me rendre compte de la simple beauté de vivre ? Un instant je suis triste de ma stupidité, de ma prise de conscience si inutile maintenant, d'être comme un incrédule mourant appelant la grâce d’un hypothétique Dieu. Et l'instant d'après, je ris, seul, à la face du monde, à la face de la lune, le temps ne compte plus. Une seconde s'échappe et devient magnifique de vie. Pourtant Camarde, je ne t'oublie pas et c'est bien ton ombre qui me fait tant aimer la vie, ce soir !

Je croise, devant une taverne, une belle rousse, ses rubans me plaisent et je m'approche. Elle me regarde, et me propose de monter à l’étage pour me livrer tous ses secrets. Je lui demande si elle ne peut me faire une faveur car je vais mourir. Elle me répond que nous allons tous mourir. Je l'embrasse en riant, j’achète une bouteille et pars dans la rue, le silence de la nuit étouffant bien vite l’ébauche de mon désir. Mes pas me conduisent au port, je m'assoie sur un ponton, en faisant attention, bien futilement, à ne pas salir ma culotte sur une trace de goudron. Et là, les jambes pendantes, je débouche mon flacon de vin. L’unique lune est double, une dans le ciel, une dans la mer. Les bateaux dansent mollement à l'amarre, tout paraît calme et paisible. Je rêve un instant, m’embarquant sur ces fiers navires, parcourant les mers à la poursuite des astres jusque derrière l’horizon où ils se cachent.

Je restais longtemps à rêver de voyages, d'aventures et de terres lointaines, mes pensées rythmées par le balancement de mes jambes et le goulot qui montait régulièrement à mes lèvres. Jamais alcool ne me parut meilleur, c'est bien à l'instant où l'on perd une chose, que l'on sait combien on l'aime. Milles idées couraient dans ma tête, tout ce que j'aurais pu faire, tout ce que j'aurais dû faire… Mais il est trop tard. Ce ne sont pas des regrets, juste une nostalgie. Le sentiment d'avoir gâché un bien précieux.

Il y a tellement de pays à voir, de choses à comprendre. Je n’ai jamais pris le temps de lire, de parler ou de réfléchir, trop occupé à ma vanité de jeune patricien.

Mes réflexions, l’alcool aidant, commençaient à devenir un peu trop grises. Heureusement un homme surgit sur le ponton et poliment s'adresse à moi.

- Bonsoir, jeune homme, vous m'avez l'air bien triste, avec une si belle bouteille.

L'homme a l'air vieux, usé par les éléments avec cependant un éclat vif dans les yeux. Je lui donne la bouteille, de toute façon, j'ai déjà assez bu pour fêter dignement ma dernière nuit. Le vieux marin s'assoit, et, me remerciant d'un signe de tête, engloutit une grande rasade.

Belle nuit, pas vrai ? Au fait je m'appelle Giacomo et vous ?

C'est ainsi que commença notre discussion, qui dura des heures.

Giacomo m’a parlé de sa vie, de ses craintes lors des tempêtes, de son exaltation de découvrir des terres nouvelles. Il m’a parlé du continent et des rivages, de lieux lointains, de coutumes et de gens dont j’ignorais tout. Il parla pendant des heures, s’interrompant seulement pour boire une lampée de temps à autre. De sa bouche, naissait en moi l’envie de connaître ces montagnes et ces mers inconnues, ces plats épicés, ces coutumes étranges et cette magie dont Giacomo parlait les yeux brillants comme envahis de fièvre. J’avais envie de connaître enfin le monde qui pour la première fois de ma vie semblait s’étendre au-delà de Brizio. La jeunesse coule dans mes veines et je n’en ai rien fait. Je vais mourir sans avoir vécu.

Le monde est tellement grand, il y a tant de possibilités, d’endroits et de gens. Le monde de ma jeunesse était réduit à des obligations que je fuyais, des plaisirs futiles. Je réalise tout ce que j’aurais pu faire, parcourir le monde, rencontrer tant de gens, découvrir de nouvelles terres, vivre de passions et d’aventures. Mon univers ce soir se réduit à une conversation d’ivrogne pendant que la Mort aiguise sa faux, avide de prendre ma tête. Je finissais par m’endormir à même les planches et les cordages, dans la douceur de la nuit et des vapeurs d’alcool.

La lumière de l’aube ou peut-être le froid qui la précède me réveille. Je m’étire, encore engourdi par le sommeil. Il est l’heure d’aller affronter mon destin.

Je me lève, laissant Giacomo dormir sur un rouleau de corde. Les rues peu à peu se remplissent, je dois me dépêcher. Da Lastralle est déjà là, flanqué de deux témoins. Je ne vois personne de ma famille, tant mieux, je ne veux pas que mon père me voie mourir.

Da Lastralle commence, avec plaisir, son petit discours, m’accusant et demandant réparation, voulant me tourner en ridicule avant de m’occire. Je l’interromps en dégainant ma rapière d'un geste ample et en lançant : " Finissons-en, monsieur ".

Un peu surpris de ma volonté de mourir aussi vite et déçu de ne pouvoir placer son discours soigneusement préparé, Da Lastralle étant bien meilleur bretteur qu’orateur, Da Lastralle degaine lentement sa rapière.

Je me place en garde, saluant mon adversaire, priant malgré moi que mes cours d’escrime me sauvent, peut-être que mon adversaire s’arrêtera au premier sang…

Toute ma vie j’ai gardé le souvenir de cet instant où sans savoir comment, j’étais en vie et Da Lastralle blessé devant moi. J’étais vivant. Pendant le duel, j’ai littéralement dansé autour lui, utilisant un style qu’il ignorait, et moi aussi ! C’est comme si une partie de moi, s’était éveillée. Je me suis battu avec mon cœur et mon âme pour échapper à la mort. J’avais vaincu un bretteur d’exception alors que je n’avais jamais brillé lors des cours d’escrime. Certains ont dit après ce combat que j’avais découvert mon don. Je ne suis pas d’accord avec eux. Je crois que ce jour là, au lieu de mourir, je suis né.

Voilà, j’ai fini, je voulais terminer l’histoire de ma vie par ma naissance véritable, un matin de duel à Brizio. Ma vie a été bien remplie, de souvenirs merveilleux des quatre coins du monde, de chagrins aussi, d’aventures et tellement de choses que je ne soupçonnais pas. Mes enfants aujourd’hui, et aussi mes petits enfants, vivent un peu partout dans le monde contaminés par ma soif de connaissance et de beauté. La guilde que j'ai bâtie possède de multiples comptoirs et s'étend chaque jour un peu plus pour le commerce mais aussi pour la connaissance.

Je suis parti le jour même du duel sur un bateau en partance pour je ne savais où. Un an plus tard, je suis rentré à Brizio, mes parents étaient partagés entre la joie de me revoir et la honte de l'affront que j'avais fait à la famille. Mon père consentit néanmoins avec sagesse, à payer mon entrée dans une Académie guildienne. Et voilà, mon Guilder autour du cou, je partis enfin explorer le Continent. Non, pas pour trouver un hypothétique remède au mal qui ronge mon peuple. Non, mes motifs étaient bien plus personnels : voir le monde, goûter à sa beauté et m'émerveiller de sa magie. J'avais guéri ma propre Langueur, celle qui me conduisait à devenir un jeune noble inculte, égoïste et aveugle qui se serait un jour lassé de tous ces plaisirs fallacieux.

La mort, vieille compagne, va bientôt venir me chercher, je lui dois bien cela. Et pour ceux qui lisent ces lignes, je laisse en héritage deux paroles que mon père répétait souvent et que plus jeune je ne comprenais pas encore :

"Le monde est souvent plus grand que l’on croit."

"Les hommes sont comme les belles lames damasquinées, c’est sous les coups de marteau, le feu de la forge et le froid de l'eau qu’ils acquièrent force et beauté."

Adieu

Massimo Montoya da Cera

Le lâche ne connait pas la vie. Le héros ne connaît pas la mort - Proverbe Gehemdal

Dernière modification : jeudi 8 juin, 2000

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