Journal de bord du Capitaine Pietro Venanzio de la Torre, commandant de la nef guildienne La fidèle, aux ordres de la Guilde des Insoumis.
'11 ème jour de la tierce bise 156, rien à l'horizon, l'équipage commence à croire que la carte que m'a vendue ce vieux fou de Rask est un faux et que les îles d'Albâtre ne sont que des racontars de bonne femme. Maudits soient-ils, eux qui ne comprennent rien a la conquête. Ces chiens galeux ont même réussi à retourner contre moi mes frères guildiens et pire encore, mes compatriotes. Eux, de fiers Venn'dys, céder à l'abattement, laisser s'éteindre la flamme de l'aventure juste parce qu'un ramassis de bons à rien tremble à l'idée de s'aventurer loin des côtes et des jupes douillettes de leurs femmes.'
'17 ème jour de la tierce bise 156, toujours rien à l'horizon, quelque chose se prépare à bord, deux clans émergent lentement, je les entends comploter, ils ne se cachent presque plus. Mon second, D'Armazio est favorable à une prise de pouvoir simple et nette des guildiens embarqués et semble prêt à faire face à mon exécution. Le fourbe, lui que je croyais fidèle et que je retrouve à la tête des conjurés, ourdissant ma mort sans arrière-pensée aucune. Mais, et j'en jubile d'avance, le second groupe va leur donner du fil à retordre. L'équipage mené par cette grande brute gehemdale de Tomassen projette en effet de passer tous les guildiens par-dessus bord et de rejoindre la Scabarre. Entre les usurpateurs et les forbans en devenir, mon équipage s'est divisé et ne me laisse qu'une poignée de fidèles et j'ai honte de le dire, aucun natif de ma maison….
'21 ème jour de la tierce bise 156, j'écris du fond du cachot où m'ont jeté les capitaines temporaires Tomassen et D'Armazio. Ils sont parvenus à un accord et sous prétexte de folie, vont se débarrasser de moi et des trois amis qui me restent. Trois en effet, seulement trois compagnons de route ne m'ont pas renié et ont cru en mes rêves, même les plus fous. Poltrons aveugles, puisse l'Océane vous engloutir tous et ramener sur ses vagues vos corps pourrissants à vos femmes implorantes. Tiens, la porte s'ouvre. Deux forts marins accompagnés du quartier-maître Tommassen pénètrent lentement dans ma cellule, probablement pour me mener à mon sort, celui que j'attendais…..la planche…je l'aperçois, elle est déjà en place, avant même le début du procès. Aucun respect dû à mon double rang de citoyen et de capitaine. J'aurais du mourir en brave à la barre de mon bateau, regardant l'Océane une dernière fois, lui crachant ma haine et je mourrais les yeux bandés à me demander à chaque pas s'il est le dernier. Tomassen s'avance avec assurance, probablement pour m'arracher ce journal……… '
'21 eme jour de la tierce bise 156, je suis sauf et je suis à nouveau capitaine. J'écris ces quelques lignes d'une hutte construite par mes hommes sur le rivage de ce qu'il est convenu d'appeler la terre promise. Ce ne sont point les îles d'Albâtre mais que m'importe, d'ici je remonterais une expédition et les découvrirais un jour. Quel étrange coup du destin, quelle faveur de la Dame m'a permis d'écrire ces lignes ? Revenons en arrière, après l'instant pénible pendant lequel je fus traîné sur le pont sous les huées du ramassis de charognes qui me servait d'équipage. Après un procès aussi égalitaire que celui de l'anarchiste Rovalio, les jurés, fantoches aux ordres des mutins, me déclarèrent fou à lier et irresponsable, prêt à risquer la vie de cinquante hommes d'équipage sur les délires d'un vieux rat de bibliothèque à l'esprit rongé par la syphilis. Je leur souris, amusé de leur bêtise, voyant ce que eux ne peuvent voir, aveuglés qu'ils sont par leur poltronnerie, je pense à la fortune et à la gloire qui nous attendaient à notre retour et je souris de toutes mes dents, songeant que seule la corde ou la galère attendent ces hommes.
'Un dernier mot, vieux fou ?' me demande sans aménité Tomassen.
'Oui' répondis-je, froid comme un mort, 'Lorsque le vieil homme m'a vendu cette carte, vous croyiez tous en moi, la fortune, la gloire, le rêve vous enivraient, vous berçaient de leurs promesses. Aujourd'hui vous êtes là à me regarder les yeux pleins de haine, à vouloir en finir avec ma vieille carcasse, vous voulez oublier que tous m'avez suivi librement, pleins d'espoir et de flamme. Que vois-je ici à la place de mes hommes valeureux ? Une bande de petites filles effrayées par les contes de leur maman, un ramassis de loqueteux dont la corde est le seul avenir, une bande de lâches moins fidèles qu'un chat de gouttière. Et pourtant je vois qu'il reste en vous une flammèche, une dernière braise, un peu de vie. Je vous le dit a tous, même si je suis mort, même si vous rejoignez la flibuste, un jour reprenez la mer avec cette idée folle : les îles d'Albâtre existent, elles sont à notre portée' Un silence de mort suivit la dernière de mes paroles, chaque homme cherchant du regard quelqu'un, comme pour y voir le même doute, la même angoisse.
Alors, retentit le cri de la vigie, véritable clameur dans cet océan de silence 'TERRE à Babord, Terre' Tout le monde se précipita contre le bastingage, tentant désespérément d'apercevoir la terre promise, les douces îles d'Albâtre. Un marin plus rapide d'esprit que les autres défit mes liens, et jouant des coudes, je parvins jusqu'au bastingage, contemplant de mes propres yeux les rêves de toute une vie. Sous une chape de brume qui se levait à peine dans l'air matinal, apparaissaient çà et là les hauteurs d'un chapelet d'îles couvertes d'une végétation luxuriante. 'Misérables, ingrats, mutins' hurlais-je à pleins poumons, 'qui rêve, qui délire, qui vous conduit à la mort ? Eux qui vous promettent la corde' dis-je en montrant d'un large geste les meneurs 'ou moi qui vous ait mené jusqu'à ces rivages et vous ait ainsi assuré un avenir meilleur ?' Alors une voix s'éleva du groupe de matelots massés autour de moi 'Vive le capitaine, viva la Torre'. Ce cri, repris en chœur par ceux qui quelques instants auparavant semblaient prêts à me jeter aux requins, résonna longtemps sur le pont. Prenant ma première décision depuis que j'avais retrouvé mon commandement, je fis activer la manœuvre et prenant place à la barre, je menais moi-même la Fidèle vers les îles d'Albâtre. Sachant parfaitement, que je ne pouvais risquer de prendre des sanctions envers eux sans me faire tomber moi même de l'état de grâce dans lequel les matelots m'avaient porté, Tomassen et D'Armazio me regardaient fixement. Le lourd Gehemdal ayant repris toutes les apparences de la docilité, s 'acquittait avec zèle de sa part de travail, alors que le fin fils de patricien se tenait accoudé au bastingage, décochant quelques mots durs à ses amis conspirateurs.
L'heure qui suivit se passa dans l'allégresse, l'excitation des matelots augmentant alors que diminuait la distance. On entendait un murmure continu 'des rubis gros comme la tête d'un taureau', 'des blocs d'albâtre si blancs qu'on ne peut les regarder sans être ébloui', 'des femmes immenses et superbes, aussi peu farouches que la mère de Sven'… Les spéculations allaient bon train, pourtant alors que nous nous approchions de la côte, le doute fit place en moi à une certitude : ce n'étaient pas les îles d'Albâtre, je ne voyais ni les blanches falaises, ni les toits surmontés de statues des temples antiques engloutis dans la baie, ni les oiseaux bleus que le vieil homme nommait Zéphyrs. Taisant mes angoisses, j'affichais un large sourire. Lorsque notre bateau se mit enfin à l'ancre dans une petite anse protégée sur l'île principale, je courus jusqu'aux chaloupes, prenant avec moi une dizaine de marins solides, bien décidé à être le premier à poser le pied sur cette plage du bout du monde.
Sur le rivage, ce que je vis alors me stupéfia : les restes assez anciens d'une frégate échouée à une centaine de mètres de l'océan, entourés de huttes de branchages délabrées. Oubliant complètement de revendiquer ce territoire au nom de ma Guilde (et de ma maison, puisque les intérêts de l'un sont ceux de l'autre), je me précipitais vers la hutte la plus proche. Dans cette maisonnette informe, le squelette d'un homme, portant pour seul atour un médaillon d'argent en forme d'oiseau, une colombe probablement. D'une main tremblante, je m'en saisissais, interloqué par les écritures sinueuses qui couvraient sa surface... du felsin… Si la conquête avait été signalée au Sénat, c'en était fait de me rêves de grandeur. Je ne serais jamais un autre Orion, jamais mon nom n'étincellerait au firmament du Dôme, je n'étais bon qu'à déterrer les os enfouis par un de ces chiens à la peau mate. Reprenant mes esprits, je cachais ma trouvaille sous mon pourpoint et hélant mes hommes, je me dirigeais à grand pas vers la frégate. Couchée sur le flanc, elle offrait un spectacle propre à retourner les sangs de n'importe quel marin. Un si fier vaisseau, puissant et racé, pourrissant sur les sables d'une plage du bout du monde, rongé par les crustacés et les termites. Je vis au visage fermé de mes hommes que chacun était comme moi traversé par une bouffée de haine envers cette Océane meurtrière. L'examen de la proue ne m'apprit rien, la plaque portant le nom du bateau étant elle aussi dans la langue barbare des felsins, et comme j'avais pris soin de n'en recruter aucun, ces traits sinueux garderaient longtemps leur mystère. Le bâtiment était complètement vide, ce qui me fit soupçonner qu'un partie de l'équipage avait survécu et avait emporté ses biens plus loin à l'intérieur de l'île.
Délaissant la coque brisée, je retournais sur auprès de mes hommes restés sur la plage et faisant signe à la vigie, ordonnait de rapprocher la Fidèle du rivage. Faisant débarquer la majorité de mes hommes, je les mettais immédiatement au travail, leur faisant construire de nouvelles huttes, craignant que les anciens occupants des anciennes ne soient morts de maladie et que leurs esprits pestilentiels ne reviennent nous hanter. Au soir tombé, j'ordonnais que les tonneaux de bière et de vin que les mutins avaient épargné soient mis en perce. L'alcool coulant à flot, les marins, d'abord inquiets de cette plage couverte de huttes désertes, se détendirent et bientôt des plaisanteries et des rires fusèrent à travers tout le campement. De nombreux toasts furent portés à ma santé ainsi qu'à celle du navigateur D'Armazio. Bientôt, lassé par cette hypocrisie et fiévreux en repensant que cette journée avait failli être ma dernière, je me retirais pour écrire ces quelques lignes. De ma hutte, je pus entendre quelques marins de ma maison sortir et accorder leurs instruments. Alors que je m'apprête d'une main rendue poisseuse par la moiteur de ces nuits étranges à éteindre la lanterne, un chœur de voix Venn'dys s'éleva bientôt, couvrant les grossiers sons issus des gorges des autres natifs et m'emportant vers un sommeil profond.
'22ème jour de la tierce bise 156, j'écris à la place de notre bon capitaine qui semble atteint d'une fièvre maligne. Je suis Xioco, chirurgien de bord et ami fidèle du capitaine. A l'heure où j'écris ces mots, le grand homme lutte pour sa vie, tentant avec le courage qui le caractérise de purger son sang du poison qui le ronge. Au lever des Feux du ciel, j'étais encore occupé à soigner les estafilades et autres bosses récoltées par les marins lors de la beuverie de la veille. Un marin avait fait une plaisanterie de trop sur la mère de Sven et tout le camp s'était embrasé, homme contre homme, à coup de planches, de cailloux voire même pour les plus excités à coup de couteaux ou de bris de coquillages. Quelle folie avait pris ces rustauds, je ne le sais, mais nul n'avait retenu ses coups. Cette débauche d'énergie m'avait laissé avec le quart de l'équipage incapable de retourner à son poste et une bonne moitié renvoyée au travail uniquement par la force des hurlements de cette montagne de Tommassen. Appliquant cataplasmes et onguents avec soin et en silence (j'ai rapidement remarqué que peu de marins supportaient mes remontades), je fus le premier à entendre les appels du jeune Khem le vif, envoyé seul en exploration. Rebouchant précipitamment mes pots, je quittais la hutte empestant la sueur et le vin aigre, trop heureux de trouver une excuse pour respirer un peu de ce bon air marin. 'Alors, Khem tu as trouvé quelque chose ?' lui demandais-je 'Chais pas maître Xioco, faut venir voir avec moi, on dirait une route' dit-il en m'attrapant par la manche. Débordant de cet enthousiasme juvénile, me traînant à moitié, il m'emmena jusqu'à ce bout de piste qui avait causé tant d'émoi. En arrivant dans la clairière, je compris sa joie. Par tous les arpenteurs, quelle excitation ! Cette route, que dis-je cette avenue était entièrement composée de pavés colorés formant une immense mosaïque, montrant sur des lieues les coutumes et la vie d'un peuple étrange d'hommes à la peau noire.
Un chef est un homme qui a besoin des autres - Proverbe Venn'dys
Dernière modification : jeudi 8 juin, 2000